Futur(s) est une newsletter hebdomadaire qui raconte les émergences du présent en fictions du futur. J’y partage ma veille et mes réflexions sur l’évolution de nos modes de vie. Nous sommes désormais 6 810 à imaginer les futurs ici.
J’ai eu beaucoup d’échanges convergents autour du sujet du futur du numérique ces derniers jours, qui m’ont amenée à un constat : nous avons besoin collectivement de muscler notre vision certes du futur du numérique, mais également du futur de l’attention, de la vie privée, du divertissement, de la consommation…
C’est pourquoi l’édition d’aujourd’hui est particulièrement collective : nous avons imaginé cette édition avec Julien Rousset auteur de la newsletter Screenbreak, ainsi que Naëlle Frega et Florian Guillanton de l’agence de design Ctrl S.
Julien a développé un point de vue à l’intersection entre numérique et attention dans sa newsletter.
L’agence de design Ctrl S essaie quant à elle de construire un numérique plus respectueux de la planète et des humains qui l’habitent.
C’est avec ces points de vue dissidents du business-as-usual qui dessinent de nouvelles directions pour le numérique que nous avons creusé les futurs possibles de l’attention, du lien au réel et aux autres.
L’accélération foudroyante des capacités technologiques a le pouvoir de transformer profondément ce que cela veut dire d’être humain, et de vivre en société. Les dernières années nous ont déjà donné un avant-goût des possibilités, mais à quoi s’attendre pour la suite ?
Voici notre contribution-discussion en trois angles de vue. Bonne lecture !
Angle #1 | Monde post-smartphone : l’aspiration du réel dans le numérique ?
⏩ L’hypothèse de Julien
Basculons-nous d'une économie de l'attention ancrée sur des outils tangibles vers une ère de capture d’attention sensorielle et totale ?
L'ère post-smartphone se profile, marquant la fin de sa prédominance dans la guerre pour notre attention. L’indice symbolique est le Humane AI Pin qui commence à être livré aux particuliers ce mois-ci pour 699$.
La perspective de l’après-smartphone peut nous inviter à nous questionner dès maintenant sur les futurs terrains de jeu de l’économie de l’attention. Comment les géants technologiques captureront-ils nos données et notre attention dans un monde où la réalité et le virtuel s'entremêlent encore plus ? Nous pouvons compter sur eux pour être créatifs.
La fuite en avant technologique promet des champs de bataille toujours plus innovants et immersifs. On peut imaginer par exemple des publicités directement dans notre champ de vision, via l’Apple Vision Pro et ses héritiers.
La question est alors évidente : comment préserver un sanctuaire personnel face à des technologies qui permettront d’infuser des publicités et des informations dans notre quotidien de manière si intime et invasive ?
Le mode avion du téléphone ne sera plus suffisant pour être réellement déconnecté.
Les données capturées dépasseront largement le simple « comportement en ligne » analysant un tissu physiologique et cérébral bien plus complet.
J’imagine la tech capable demain de savoir quelles publicités font accélérer mon rythme cardiaque, me rendent triste ou lever les yeux au ciel.
Des nouvelles formes de régulation devront émerger pour encadrer cette nouvelle dynamique.
🔮 La fiction de Noémie
Et si, demain, les nouveaux devices de connexion avaient l’ambition de capter toujours plus de signaux émis par notre corps pour une expérience en symbiose avec notre physiologie et notre psychologie ?
Imaginons… le camouflage de pupille - une goutte dans chaque œil de ce sérum avant de mettre votre Apple Vision, qui rendra les changements de votre pupille indétectables. Finies les publicités ciblées sur vos émotions et autres réponses aux stimuli, c’est le meilleur ad blocker du marché !
👁️ Le point de vue de Ctrl S
Autoriser les marques à s'imposer dans les espaces publics et privés est un choix politique
Captiver l'attention d'une audience est un objectif bien antérieur à l'arrivée du numérique. Dès 1836, La Presse et Le Siècle lancent le format roman-feuilleton visant à attirer les annonceurs en garantissant la visibilité de leurs messages grâce à la fidélisation de l'audience. Ça vous parait familier ? "En acceptant la publicité, vous pourrez accéder au contenu gratuitement", le principe était déjà exploité pendant la IIe République !
Ce choix de modèle économique s'est évidemment adapté aux ajouts et évolutions successives des supports de diffusion. Plus récemment, la publicité des marques à la télévision fût autorisée en 1968 sous De Gaulle. L'autorisation d'un tel modèle économique relève alors d'un choix politique, et il en serait de même si l'on choisissait de réguler plus activement la liberté des marques d'occuper les espaces numériques et physiques.
Bien qu'il existe des instances d'autorégulation telles que l'ARPP, les enjeux de régulation des messages publicitaires des marques doivent être adressés plus en profondeur et plus démocratiquement. Ces enjeux étaient d’ailleurs déjà bien identifiés par la Convention Citoyenne pour le Climat (avec un angle un peu différent), et sont par exemple défendus par des associations telles queCommunication et Démocratie, donnant lieu à des rapports mêlant enjeux attentionnels et écologiques
Angle #2 | Le bien-être numérique, nouveau pré-requis du monde du travail
⏩ L’hypothèse de Julien
Le bien-être numérique est-il en train de passer d’un enjeu individuel à un must-have pour la productivité des entreprises ?
L’hyperconnexion impacte la performance et la santé mentale, c’est maintenant clair.
La capacité de concentration des collaborateurs est en berne, leur attention se fragmente, et leur charge mentale s’élève.
Certaines entreprises avant-gardistes ont compris les conséquences du trop-plein numérique pour l’individu et le collectif, et adoptent différentes techniques.
Des pauses sans écran, des matinées sans email, ou les « walking meetings » sont des initiatives émergentes pour l’endiguer.
L’entreprise devra trouver des façons de préserver le cerveau de ses ressources humaines, et les laisser se recharger : moins d’interruptions, sollicitations ou distractions.
Les moments de déconnexion deviennent cruciaux, et devraient être un droit fondamental.
La productivité, ce n’est pas la disponibilité, c’est le rendement. Le présentéisme digital et les injonctions urgentes des emails ou des Slack/Teams deviennent des obstacles clairs dans cette optique.
Travailler le bien-être numérique sera donc à la fois la garantie d’un environnement moins lourd pour les collaborateurs, mais également une manière de rendre l’entreprise plus efficiente.
On pourrait même entrevoir l'émergence de certifications et de chartes du numérique comme des incontournables pour une marque employeur.
🔮 La fiction de Noémie
Et si, demain, l’amélioration de la productivité et de la qualité de vie au travail passait par un ralentissement numérique ?
Imaginons que les entreprises n’équipent plus leurs collaborateurs de smartphones, mais de dumbphones (téléphones limités en fonctionnalités - pensez au Nokia 3310) pour respecter leur santé mentale.
👁️ Le point de vue de Ctrl S
Normaliser la sous-connexion au travail
Savez-vous à quel point les notifications perturbent notre capacité de concentration ?
La professeure en informatique Gloria Mark, a observé que le temps moyen dédié à une tâche sans interruption sur un ordinateur était en moyenne de 2,5 minutes en 2004, puis 75 secondes en 2012, puis 47 secondes de nos jours. En cela, la volonté de réduire ces interruptions régulières s'inscrit dans un phénomène plus large nommé quiet quitting qui tend simplement à respecter le contrat de travail en vue d'une meilleure qualité du cadre de travail.
La législation commence déjà d'ailleurs à renforcer ce principe avec l'entrée du droit à la déconnexion dans le monde du travail depuis 2017. Depuis cette date, celui-ci peut (et devrait) donc être à l’ordre du jour des négociations annuelles concernant la qualité de vie au travail.
À titre d’exemple, afin de pallier la nuisance des sur-sollicitations qui affectent la qualité du cadre de travail, Alan a choisi de mettre fin aux réunions et d'organiser la communication interne en asynchrone en vue de la rendre plus efficiente.
À cet égard, chaque prise de décision est documentée par écrit et Alan encourage ses collaborateurs et collaboratrices à régler leurs notifications de sorte à être au courant des informations sans pour autant subir des interruptions intempestives à longueur de journée !
Angle #3 | Les capacités cognitives comme nouveau clivage social
⏩ L’hypothèse de Julien
Est-on en train de passer d’un monde où la concentration est seulement une capacité productive, à un monde où elle est un privilège socio-culturel ?
L'hyperconnexion menace de creuser un gouffre entre ceux qui maîtrisent leur attention, et ceux qui succombent à la distraction continue.
À mesure que la capacité de concentration devient un luxe, elle se transforme en un marqueur social distinctif. Érigeant le pouvoir de filtrer le bruit et la connexion en une compétence hautement valorisée et valorisable.
Les individus capables d'échapper au piège des gratifications instantanées et du contenu court sortent du lot, prêts à affronter les défis complexes et multifactoriels de notre époque.
Une fracture cognitive qui soulèverait des questions urgentes sur l'équité et l'accès aux opportunités dans un monde saturé d'informations.
Comment faire en sorte que les personnes puissent accéder aux stratégies et aux bons outils pour cultiver leurs capacités d’attention et de concentration ? Comment les aider à garder leur liberté de penser et leur esprit critique ?
La lutte contre cette disparité cognitive pourrait devenir un enjeu central de politiques publiques. Un combat pour une égalité des chances 2.0.
🔮 La fiction de Noémie
Et si, demain, entretenir la capacité d’attention nationale devenait un enjeu de santé publique, d’égalité sociale, mais aussi de défense et d’unité nationale ?
Imaginons que chaque citoyen ait l’obligation de passer un permis Internet, renouvelable tous les deux ans, pour être autorisé à aller en ligne. Le passage de cet examen permettrait d’éduquer les internautes sur leur capacité à distinguer le vrai du faux, ainsi qu’à préserver leur capacité d’attention.
👁️ Le point de vue de Ctrl S
Le futur existe déjà et il est inégalement réparti : les géants de la tech protègent depuis longtemps leurs enfants des dangers des technologies...qu'ils vendent
Même Bill Gates protège ses enfants des écrans avant l'âge de 14 ans. La raison de cette restriction d'accès ? Bill Gates est parfaitement conscient des effets délétères d'une surexposition aux écrans chez les enfants, tout comme ses compères. Mécanismes d'addiction, altération du tissu social, mécanismes de manipulation, etc. sont autant d'arguments mobilisés par ces dirigeants de la tech pour protéger leur progéniture.
La communauté médicale alertait d'ailleurs dans une tribune du Monde en 2017 à propos des troubles du développement des enfants liés à la surutilisation des technologies. Non seulement, la surexposition des enfants aux écrans les détourne des activités exploratoires bénéfiques à leur développement cognitif et relationnel, mais aussi la surutilisation des écrans par les parents réduit drastiquement le temps de stimulation et d'échange consacré à leurs enfants.
Alors même que les sociétés de la tech nous vendent les dispositifs numériques comme des objets capables de révolutionner le monde de l'éducation, des pays comme la Suède font "marche arrière" sur la numérisation. Convaincus par la "colonisation mentale" du discours selon lequel la transformation numérique était la condition d'entrée dans le XIXème siècle, de nombreux pays comme la Suède ont introduit les écrans comme une solution absolue à l'amélioration des résultats scolaires des enfants sans "esprit critique", d'après Lotta Edholm, Ministre des écoles en Suède.
Cette volonté de dénumérisation des modèles éducatifs n'est pas propre à la Suède car on la retrouve à la Waldorf School of Peninsula qui propose un programme éducatif sans écran à destination… des enfants de la Silicon Valley !
Si vous avez aimé cette édition, vous pouvez laisser un 💛 pour m’encourager et la partager autour de vous pour la faire connaître.
Si vous souhaitez en savoir plus sur mon métier, c’est par ici
Excellente lettre Noémie et merci à Julien Rousset, Naëlle Frega et Florian Guillanton. Il faut absolument qu'on prolonge la discussion 'd'hier ;-) et la jonction entre ce monde post-numérique et l'avènement d'un monde post-performatif. Cosy Punks not dead !
Excellent merci pour cette newsletter qui fait écho au travail de transformation des imaginaires autour du numérique que mène TeleCoop. On en reparle !